Le goût de bourgeon est aussi vieux que le sirop d’érable, mais il n’est pas aussi agréable. Ce goût de chocolat brûlé, qui peut altérer celui du sirop d’érable, est indétectable jusqu’à ce que la sève soit traitée — trop tard pour que les petits producteurs puissent amortir les coûts.
Le coût annuel lié au goût de bourgeon, que l’Ontario Maple Syrup Producers Association (OMSPA) évalue à des millions de dollars, représente une grande quantité d’or liquide pour les petits producteurs, qui se voient dans l’obligation de vendre leur sirop ayant un goût de bourgeon à un prix considérablement réduit. Pour éviter ce risque, certains producteurs mettent fin à la production trop tôt dans la saison, ratant ainsi l’occasion de fabriquer un sirop de grande qualité.
Par conséquent, les producteurs peuvent parfois perdre jusqu’à 10 % de leurs revenus annuels.
Existe‑t‑il une solution à cet épineux problème?
Un test effectué sur le terrain serait utile aux producteurs, mais sa mise au point nécessite de la recherche.
Eloy Jose Torres Garcia, un finissant de premier cycle du Collège Fanshawe et stagiaire de Mitacs, a dirigé une équipe de chercheurs au Collège Fanshawe et à Agriculture et Agroalimentaire Canada dont la mission consistait à résoudre ce problème de longue date.
« Le goût de bourgeon fait perdre du temps, du combustible et de l’argent », affirme Eloy Jose, un microbiologiste et étudiant de premier cycle en biotechnologie de la Colombie. « Les entreprises ne peuvent pas se permettre de jeter un lot tout entier. Si vous pouviez mettre au point un test pour le dépister, vous pourriez économiser beaucoup d’argent. »
Avant de pouvoir créer un test de dépistage du goût de bourgeon, il a fallu que l’équipe de recherche isole le problème.
Eloy Jose, qui est aussi un réfugié colombien, se demande pourquoi les Canadiens ne prennent pas au sérieux leur sirop d’érable comme le font les Colombiens avec leur café. « Je trouve incroyable que la plupart des Canadiens ne connaissent rien au sujet du sirop d’érable. Dans le pays d’où je viens, tout le monde connaît un peu le café », explique‑t‑il.
Bien que les Canadiens ne soient pas des connaisseurs en matière de sirop d’érable, les acériculteurs prennent très au sérieux le problème du goût de bourgeon, même si leurs méthodes ne sont pas particulièrement scientifiques.
Les connaissances scientifiques actuelles sur la sève de bourgeon remontent aux années 1940 et 1950, avec très peu d’études récentes, fait remarquer Eloy Jose. « Même s’il s’agit d’une industrie très importante, on connaît peu de choses d’un point de vue scientifique. »
Bien sûr, la recherche coûte cher. Et la technologie n’a pas été très utile jusqu’à présent.
Grâce à un nouveau partenariat entre Mitacs et l’OMSPA, les producteurs indépendants ont désormais accès à d’importantes conclusions de travaux de recherche, notamment sur la cause de la sève de bourgeon, ce qui pourrait faire économiser à l’industrie des millions de dollars.
« Si ces travaux essentiels n’ont jamais été effectués auparavant, il y a une bonne raison », souligne Bob Gray de l’OMSPA. « La recherche est très difficile à mener, elle exige de l’équipement de pointe et quelques chimistes très intelligents pour en extraire les réponses. »
Bob est le propriétaire exploitant de Kemble Mountain Maple Products, une petite entreprise acéricole familiale dans le sud de l’Ontario. Il assume la présidence du Comité de recherche de l’OMSPA depuis près de dix ans. Bob a mobilisé les petites entreprises acéricoles membres de l’OMSPA, dont le nombre s’élève à plus de 600, pour appuyer l’étude tripartite sur le goût de bourgeon, sous la direction de David Miller, PhD, un chimiste de renommée mondiale de l’Université Carleton.
Des échantillons de sève ont été prélevés tout au long de la saison du sirop d’érable de l’an dernier dans deux érablières différentes en Ontario. Ils ont ensuite été envoyés à Justin Renaud, PhD, à Agriculture et Agroalimentaire Canada à London, en Ontario, pour des analyses chimiques par spectrométrie de masse. Les résultats donnent à penser qu’une recherche plus approfondie pourrait permettre d’identifier un précurseur chimique.
Le mystère du goût de bourgeon : une question de chimie
Des changements chimiques se produisent lorsque les bourgeons commencent à apparaître ou à « sortir », et ce ne sont pas tous les arbres qui « bourgeonnent » en même temps. « Le but de cette étude était de déterminer s’il était possible d’identifier un précurseur chimique donnant un goût de bourgeon à la sève d’érable », explique M. Miller.
C’est une question de microclimat.
« Les arbres qui se trouvent sur une pente orientée vers le sud “bourgeonneront” plus rapidement que ceux situés sur une pente orientée vers le nord, et on trouve les deux dans bon nombre d’érablières. Alors, la recherche a été concentrée sur la transition vers le « bourgeonnement » et l’identification de ses précurseurs. »
En raison des changements climatiques, l’industrie doit adopter des processus beaucoup plus scientifiques. « Il est de plus en plus difficile de déterminer à quel moment la saison prend fin lorsqu’on se fonde uniquement sur l’expérience traditionnelle passée et le calendrier », fait remarquer Bob.
La dernière étape de l’étude portera sur la mise au point d’un test papier, similaire à un test de grossesse, pour dépister à l’extérieur d’un laboratoire le précurseur de la sève de bourgeon. Ce test pourrait être également utile aux géants de l’industrie qui achètent de la sève en vrac.
Isoler un gros problème à l’aide d’indices microscopiques
« Le problème en ce qui concerne le goût de bourgeon, c’est que personne ne sait d’où il vient. Il s’agit seulement d’un arôme, et il y a des débats houleux quant à son origine », explique Eloy Jose.
Tout d’abord, il fallait déterminer si le phénomène du goût de bourgeon était attribuable à l’arbre ou au processus de production. Selon des données probantes, le coupable serait l’excès de composé d’azote qui est produit dans l’arbre à la fin du printemps.
Ensuite, il faut identifier le composé en question.
Bob Gray a coordonné la collecte des échantillons de sève et de sirop pendant toute la saison acéricole dans 11 régions de l’Ontario, notamment vers le nord jusqu’à Sault Ste‑Marie.
« L’emplacement géographique peut avoir une énorme incidence sur l’arôme », fait remarquer Bob. « L’arôme dépend d’une foule de facteurs comme le type de sol, vos arbres et les méthodes utilisées pour la production du sirop. Et, bien sûr, tout le monde produit le meilleur sirop », plaisante‑t‑il.
« La sève peut avoir une apparence et un goût corrects jusqu’à ce qu’elle soit bouillie et qu’elle épaississe pour devenir du sirop », explique‑t‑il. « Et alors, elle a un goût de chocolat brûlé, et ce phénomène s’accentue à mesure que la saison avance. Vous ne pouvez pas masquer ce goût en mélangeant ce sirop avec un autre de meilleure qualité. »
Les stratégies de l’industrie utilisées pour tuer le problème dans l’œuf varient. La tradition de Bob lui a été transmise par son mentor de longue date il y a de nombreuses années et se fonde sur la population locale de grenouilles. « Lorsque le temps est suffisamment chaud pour les rainettes crucifères… » indique Bob. « Lorsque vous les entendez croasser une troisième nuit d’affilée, c’est le moment de cesser de recueillir et de traiter la sève, sinon elle aura un goût de bourgeon. »
Cette tradition a probablement une certaine base scientifique, ajoute‑t‑il, « mais ce n’est pas tout le monde qui a des grenouilles ».
Selon Eloy Jose, dans cette industrie, la tradition a préséance sur la science. « Ces traditions leur tiennent à cœur », souligne‑t‑il. « Ils les respectent depuis des années dans leurs familles, alors vous devenez pour eux un gestionnaire. Ce n’est peut‑être pas important pour un chercheur scientifique, mais pour un être humain… »
Résoudre un mystère grâce à la science
L’équipe de recherche a testé les molécules des arbres avant l’apparition de la sève du printemps et ensuite lors de la récolte en mars. Pour la première fois, elle a été en mesure de déceler les composés d’azote et de mesurer avec précision les sucres, déterminant ainsi le moment où le goût de bourgeon commence à apparaître dans la sève de l’arbre.
Il s’agit là d’une découverte révolutionnaire. Et l’équipe a prouvé à quel point la microbiologie joue un rôle important dans la production du sirop d’érable.
« Le goût ou l’arôme d’une substance est créé par un composé chimique, des molécules que nous pouvons sentir et goûter », explique Eloy Jose. « Sur ces centaines de composés, un seul peut avoir pour vous un bon ou un mauvais goût. »
Éliminer le goût de bourgeon
« Cette recherche donne des résultats révolutionnaires pour une importante industrie canadienne — une industrie qui n’a habituellement pas les fonds nécessaires pour mener une telle recherche scientifique », fait remarquer M. Renaud, le superviseur d’Eloy Jose à Agriculture et Agroalimentaire Canada. « Mitacs a été en mesure d’établir ce lien important entre le Collège Fanshawe, l’OMSPA et un chercheur talentueux. C’est une situation gagnante pour toutes les parties concernées, ainsi que pour l’industrie tout entière. »
« En offrant à des étudiants du niveau collégial l’occasion de travailler sur un projet de recherche, vous les stimulez instantanément et leur montrez une voie à suivre après leurs études collégiales », de dire M. Renaud. « Il est incroyablement enrichissant de perfectionner vos compétences en recherche au postsecondaire, mais être en mesure de mettre à contribution ces compétences en dehors du milieu postsecondaire peut créer des possibilités et des occasions d’innovation à l’extérieur de la salle de classe. »
Mitacs remercie le gouvernement du Canada, le gouvernement de la Saskatchewan, et du gouvernement de la Colombie-Britannique, du gouvernement du Nouveau-Brunswick, du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, du gouvernement de la Nouvelle-Écosse, du gouvernement de l’Ontario, du gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard, du gouvernement du Québec et de Research Manitoba.