Mitacs a dernièrement demandé à deux grands experts de parler de la valeur commerciale de la conception novatrice. Alan Goldman est agent de liaison avec l’industrie en recherche à l’Emily Carr University of Art + Design (ECUAD). Kyoko Sutton est directrice du développement des affaires et responsable du secteur créatif chez Mitacs, à Vancouver.
Qu’est-ce que la pensée conceptuelle, ou plutôt l’innovation dès la conception?
Alan : L’innovation dès la conception est une méthodologie créative qui fait appel aux capacités de la conception pour résoudre des problèmes complexes et créer des produits et services à valeur ajoutée pour l’utilisateur final. Les spécialistes de la conception utilisent généralement toute une gamme d’outils pour mieux comprendre et aborder une situation, du raisonnement systémique, de la pensée computationnelle et de la logique à l’intuition, à l’expérience et à l’imagination. Il s’agit d’un terreau fertile pour l’ingéniosité et l’innovation humaines, particulièrement utile pour les organisations qui tirent profit des idées nouvelles.
À l’Emily Carr University of Art + Design, nous soutenons une culture d’apprentissage novatrice en stimulant l’esprit critique et la curiosité. Nous encourageons ainsi les étudiantes et étudiants à poser des questions et à trouver des idées qui remettent en question les notions traditionnelles de la conception. Nos étudiantes et étudiants perfectionnent un éventail de compétences et de techniques pour prototyper, tester et améliorer des solutions possibles ou pour entreprendre une recherche créative plus poussée.
Kyoko : Qu’une idée soit simple ou audacieuse, il y a toujours un moyen de la réinventer — et c’est le genre de défi que les spécialistes de la conception aiment relever. Lorsqu’on allie les compétences en pensée conceptuelle aux connaissances issues de la recherche, on obtient des résultats reposant sur des données probantes qui sont commercialisables et axés sur l’être humain. C’est pourquoi les modèles de pensée conceptuelle ont une valeur commerciale considérable dans le monde des affaires et le milieu de l’entrepreneuriat. Ils nous apprennent à observer une situation sous plusieurs angles afin de trouver une solution qui fonctionne avec et pour nous.
Fondamentalement, la pensée conceptuelle est une célébration de l’empathie et de l’expérience humaine.
Comment la pensée conceptuelle a-t-elle évolué au Canada et dans le monde?
Kyoko : Au cours des 20 dernières années, les modèles de pensée conceptuelle et les techniques d’idéation ont énormément gagné en popularité dans le monde des affaires et de la technologie. Il n’est donc pas étonnant que les établissements d’enseignement postsecondaire évoluent pour répondre à cette demande sans cesse croissante. Prenons l’exemple du Hasso Plattner Institute of Design de l’Université Stanford, également connu sous le nom de Stanford d.school — un centre de conception et d’innovation qui aide les étudiantes et étudiants, le milieu de la recherche et les communautés à renforcer leur capacité créative. Cet institut a été mis sur pied par David Kelley, ancien étudiant de l’Université Stanford, pionnier de la « pensée conceptuelle » et fondateur d’IDEO, une entreprise internationale de conception bien connue pour avoir commercialisé des méthodologies axées sur la conception. L’idée est d’appliquer ces méthodes dans de nouveaux contextes afin d’améliorer la conception des produits, l’expérience des utilisatrices et utilisateurs, la stratégie d’entreprise et la culture organisationnelle. En misant sur l’empathie comme valeur fondamentale, ces outils peuvent même aider les organisations à concevoir de meilleurs processus d’embauche (en anglais).
Les concepts axés sur la conception peuvent potentiellement aborder — et dans certains cas, résoudre — des problèmes socioéconomiques, commerciaux et environnementaux complexes, comme la durabilité, l’éducation et l’itinérance. Nous observons déjà cette tendance au Canada, notamment à Vancouver, où l’Urban Design Panel présente au conseil municipal des avis sur la politique en matière d’urbanisme.
Alan : Plus de 80 % de tous les déchets liés aux produits sont déterminés lors de la conception du produit, ce qui fait de l’écoconception l’une des tendances les plus importantes de l’innovation canadienne en matière de conception. Il s’agit d’une approche de conception durable qui tient compte du cycle de vie global d’un produit, d’un processus ou d’un service afin de réduire au minimum son incidence sur l’environnement. De plus, les pratiques d’écoconception aident les entreprises et leurs partenaires de la chaîne d’approvisionnement à créer des solutions de conception novatrices qui non seulement réduisent les déchets liés aux produits et les coûts des intrants, mais leur procurent également un avantage sur la concurrence.
Comment la conception et l’art influencent-ils la stratégie d’innovation du Canada?
Kyoko : Bien que les idées d’innovation trouvent leur origine dans les données scientifiques, ces données sont souvent le miroir du comportement humain — la façon dont nous pensons et nous comportons, et nos préjugés conscients et inconscients. En d’autres termes, elles sont façonnées par notre expérience subjective. C’est pourquoi l’art est un catalyseur d’innovation et de changement social, et cela explique pourquoi tant de mouvements de justice sociale sont galvanisés par l’« artivisme », c’est-à-dire une combinaison d’art et d’activisme. C’est particulièrement évident dans la stratégie d’innovation inclusive du Canada, qui place l’expérience des groupes sous-représentés — leurs façons uniques de connaître et d’être dans le monde — au premier plan des solutions politiques. Les effets de cette stratégie se font sentir partout au Canada dans les organisations qui adoptent maintenant des pratiques exemplaires pour s’assurer que leur milieu de travail est inclusif dès la conception (en anglais).
De même, plusieurs cinéastes, animatrices et animateurs et spécialistes d’effets visuels (VFX) du Canada expérimentent de nouvelles idées et scénarios qui reflètent la diversité de la population canadienne. Ce faisant, on établit des références en matière d’animation et d’effets visuels tout en assurant une représentation égale à l’écran.
Alan : La pensée conceptuelle est absolument essentielle à l’économie canadienne au moment même où nous continuons de relever des défis sans précédent. Pensez à notre besoin d’innovation en matière de soins de santé pendant la pandémie mondiale. Sans innovation réfléchie axée sur l’être humain dans le domaine des soins de santé, nous risquons d’avoir des problèmes qui peuvent littéralement mettre nos vies en danger. Il s’agit d’une formidable occasion pour la communauté médicale de mettre en œuvre de nouvelles idées — par exemple, en corrigeant les défauts de conception flagrants des tests rapides pour la COVID-19.
Aujourd’hui plus que jamais, les instituts d’art et de conception — tout comme les sciences sociales et humaines — jouent un rôle clé dans la production et la mobilisation de connaissances qui peuvent potentiellement sauver des vies et nous aider à devenir une société post-pandémique.
Quels sont les occasions et les défis liés à la mise en œuvre d’une conception novatrice?
Alan : Une étroite collaboration entre les programmes axés sur la recherche et ceux reposant sur la conception fait partie intégrante de l’avenir de l’innovation canadienne. Certains établissements d’enseignement postsecondaire, comme l’ECUAD et l’Ontario College of Art & Design (OCAD), le font déjà en mettant sur pied des partenariats de recherche et en établissant des liens pédagogiques avec d’autres collèges et universités, de sorte que le Canada est davantage en mesure de relever les défis de l’innovation dans une optique multidisciplinaire.
Kyoko : Bien que la pensée conceptuelle vise à créer une expérience humaine optimale, elle est souvent considérée à tort comme étant trop axée sur la technologie. C’est pourquoi les ateliers et les formations sur la pensée conceptuelle constituent une étape importante de la sensibilisation, en particulier pour les cadres supérieurs. Comme il s’agit d’une tendance relativement nouvelle dans le monde de l’entreprise, les possibilités de croissance et de développement sont nombreuses.
Les gestionnaires pourraient également bénéficier de la mise en œuvre au plus vite d’outils de pensée conceptuelle, en particulier dans le cas de projets urgents. Cela permettrait d’améliorer la collaboration interfonctionnelle et d’assurer une cohérence tout au long du processus.
Comment la conception et l’innovation canadiennes se comparent-elles à celles d’autres pays?
Kyoko : Bien que les États-Unis aient été les premiers à commercialiser le concept d’innovation dès la conception, il ne s’agit pas du seul acteur du secteur mondial de l’innovation.
Selon le Global Innovation Index de 2021, la Suisse et la Suède se classent respectivement au premier et au deuxième rang de l’innovation mondiale. Pendant ce temps, la Corée du Sud, ayant fait un bond de cinq places l’an dernier, s’est hissée parmi les cinq premiers pays dans ce domaine. Malgré ses efforts, le Canada occupe le 16e rang dans une liste de 132 économies, ce qui indique une baisse importante des résultats en matière d’innovation par rapport à ses investissements. C’est une raison supplémentaire de collaborer avec les établissements d’enseignement postsecondaire (en angalais) et de commercialiser les recherches de pointe axées sur la conception.
Alan : Malgré notre classement dans le Global Innovation Index de 2021, le Canada possède une capacité créative extraordinaire et des esprits talentueux parmi les plus recherchés au monde. Il y a une demande mondiale d’innovation, ce qui signifie qu’il y a des milliers de spécialistes de la conception et de l’innovation du Canada qui travaillent dans d’autres pays. Je crois qu’il est important de mobiliser les talents existants, de créer des réseaux et de tirer profit de nos relations mondiales pour ouvrir la voie à la conception durable.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’innovations qui allient l’art, la conception et la technologie?
Alan : L’ECUAD a dernièrement établi un partenariat avec ShowMax Event Services pour créer un studio de production virtuel (en anglais), entièrement équipé de la même technologie que celle utilisée dans le film dérivé de Star Wars, Le Mandalorien. Cette installation dispose d’équipements de pointe et donne aux étudiantes et étudiants la possibilité d’apprendre auprès de spécialistes professionnels du secteur. Il s’agit d’un excellent exemple où des artistes et des spécialistes de la conception s’adaptent aux technologies émergentes.
Kyoko : Les expositions d’art numérique sont un excellent exemple de combinaison des arts visuels, de la scénographie et de la technologie. Ces expositions présentent généralement les œuvres d’artistes emblématiques — p. ex. Vincent Van Gogh, Léonard de Vinci ou Frida Kahlo — dans des galeries de haute technologie, créant ainsi une expérience immersive qui bouscule notre perception de la réalité.
L’intersection de l’art, de la conception et de la technologie est également de plus en plus évidente dans le cadre du télétravail. En raison des bureaux virtuels, les gestionnaires des ressources humaines doivent désormais utiliser des outils de pensée conceptuelle pour améliorer les processus d’intégration et maintenir la mobilisation du personnel.
En définitive, nous désirons toutes et tous passer des idées aux actes, ce qui signifie qu’aucune forme de créativité ne doit passer inaperçue. Voici un exemple concret : l’un de nos étudiants de cycle supérieur a effectué un stage dans une entreprise qui développe une technologie d’automatisation pour les imprimantes 3D. Son « point de vue non traditionnel » (en anglais) a débouché sur la création de meilleurs équipements de protection individuelle (EPI) plus sûrs pour les membres du personnel de la santé pendant la pandémie.
En résumé, il se peut que votre prochaine idée lumineuse se trouve juste sous vos yeux, et la pensée conceptuelle pourrait vous aider à la révéler.